Depuis L'histoire de Pi, gagnant du Booker Prize en 2002, Yann Martel est devenu une célébrité littéraire mondiale. En plus d'apprivoiser cette gloire, l'écrivain canadien a passé les dernières années à mener plusieurs projets, telles ses suggestions de lecture au premier ministre canadien, 64 lettres regroupées dans le recueil Mais que lit Stephen Harper? paru l'an dernier chez XYZ. Il a aussi écrit Ce que la goutte d'eau avait à dire, le conte lu dans l'espace par Guy Laliberté et par 14 personnalités aux 14?coins de la planète, lors d'une émission transmise en direct de par le monde.

Yann Martel a aussi effectué de longues recherches sur l'Holocauste et visité trois fois Auschwitz. «J'ai écrit à ce propos un essai de 120 pages, que mes éditeurs ont refusé, avec raison d'ailleurs. Mais au-delà du travail de l'historien, que fait l'artiste devant pareil sujet? Et pourquoi pas une vraie fiction, ce que personne n'ose faire? La Seconde Guerre mondiale a donné lieu à d'innombrables dramatisations, et même à des comédies, même si elle fait plus de 20 millions de morts, soit bien davantage que les six millions de victimes de la Shoah. Alors, j'ai décidé de ne pas m'autocensurer, de prendre le risque de la fiction et de vivre avec ma décision», déclare-t-il, en entrevue.

Béatrice et Virgile a été accueilli avec gêne par la critique américaine, notamment par The Washington Post et The New York Times, qui a qualifié cette fable de «triviale». Autour de l'Holocauste, il semble qu'il existe encore un devoir de réserve imposé aux génies créatifs tels que Yann Martel.

Béatrice est une ânesse et Virgile, un singe hurleur. Comme dans la pièce En attendant Godot de Samuel Beckett, les deux protagonistes devisent tranquillement à propos de tout et de rien : une poire, par exemple. Mais bientôt, l'étau va se resserrer autour de ces animaux parlants. Pour corser les choses, cette pièce n'est qu'un élément du livre de Martel, puisqu'elle est l'oeuvre d'un personnage imaginé par le romancier, en l'occurrence un taxidermiste. C'est dans sa boutique que l'on trouve les corps empaillés de Béatrice et Virgile. Gare à l'expert de la mort! OEuvre complexe, intrigante, mystérieuse, Béatrice et Virgile étonne, déroute et provoque la réflexion.

«Béatrice et Virgile symbolisent les Juifs de l'Holocauste, mais il ne faut pas y voir quelque comparaison réductrice. La vérité est que je cherchais une manière différente, plus créative d'aborder le génocide. Comme j'avais aimé me servir des animaux pour parler de religion, dans L'histoire de Pi, j'ai décidé de faire de même pour évoquer la Shoah. La fable animalière a fait tomber la gêne que je ressentais jusqu'alors, je me suis soudain senti plus à l'aise. Malgré cela, le procédé s'est révélé tortueux, et le livre a connu des incarnations successives.»

Cette fable s'enrichit du personnage de Henry, un écrivain qui vient de connaître un succès mondial, et qui reçoit par courrier le manuscrit de la fable animalière, oeuvre d'un lecteur taxidermiste. «Henry se lie d'amitié avec cet homme, sans voir ce qu'il a de monstrueux. De la même façon, les Juifs n'ont pas vu venir Hitler, ils ont mis du temps à admettre l'horreur, comme tout l'Occident, du reste. Et ce phénomène peut encore se répéter. Il suffit d'une petite minorité agissante pour entraîner dans le cauchemar une majorité passive. Les désastres environnementaux que nous subissons ne sont pas seulement le fait de grands industriels, mais aussi de la masse des consommateurs. D'une certaine manière, Béatrice et Virgile peuvent également témoigner de l'extinction d'un grand nombre d'espèces animales, victimes elles aussi d'une sorte de "génocide"»..